Comme les experts scientifiques se battaient entre eux les notables ont voulu ajouter leur point de vue, chacun prenant partie pour une école contre une autre et intervenant dans un domaine où ils auraient dû rester étranger. Il en résultait une cacophonie publique s’ajoutant à la dispute médicale

Jean-Paul Ségade

Président du CRAPS, Ancien Directeur Général de l’AP-HM & Ancien de l’IGAS

Document retrouvé par un Crapsien dans sa bibliothèque à Carpentras.

Cher fils,

Je voulais te donner de nos nouvelles en cette fin d’année 1721 et tirer les leçons de cette épreuve que la providence nous a infligée. Comme tu le sais, la peste partie de Marseille avait ravagé la ville puis s’est étendue dans toute la Provence et voici qu’arrivée dans le Comtat (qui ne devient français qu’en 1791), elle avait apporté malédictions et troubles dans les esprits. Le 31 juillet, le Parlement d’Aix-en-Provence isola Marseille mais le mal était fait. Par attentisme ou langueur des services, la peste s’étendit. Arrivé le 25 mai, le vaisseau, le grand Saint-Antoine, précieux chargement d’étoffes, avait déversé la malédiction. La construction par décision du légat pontifical et du recteur d’un mur de pierres séchées entre le Comtat et la Provence s’étirant sur 27 kilomètres avait nécessité 500 bras. La peste parvint quand même à passer tout en ralentissant sa propagation. L’archevêque nous a engagés à porter sur soi une bouteille de vinaigre ou de l’eau de la reine de Hongrie.

Le mal reprit après une pause hivernale en 1721 avec des soubresauts en 1722 et 23. Près de la moitié de la ville de Marseille périt et 25 % de la population du Comtat. (propos du lecteur)

Dans tous les villages de la contrée, la peur de la contagion avait conduit les bourgs à créer des maladreries à l’entrée des villages, confiées à Saint-Lazare parfois Saint-Sébastien ou parfois à Saint-Roch qui est très populaire en terres occitanes. Chacun avait son Saint comme chacun défendait son école médicale. Nos médecins se sont battus à l’exemple du théâtre de Molière en se traitant de charlatans au point où l’on ne savait plus distinguer Diaforus de Purjon comme si la médecine était une affaire de convictions, de sentiments et perdait dans ce débat sa nature scientifique. Comme les experts scientifiques se battaient entre eux les notables ont voulu ajouter leur point de vue, chacun prenant partie pour une école contre une autre et intervenant dans un domaine où ils auraient dû rester étranger. Il en résultait une cacophonie publique s’ajoutant à la dispute médicale.

Pendant cette épreuve, les esprits s’échauffaient d’autant plus que le progrès de l’imprimerie et des moyens de communication rendaient proches et menaçants des faits ignorés précédemment par le peuple. Au contraire, certains ambulants ou diseurs et tribuns créaient par leurs propos des inquiétudes et interrogations. En se voulant intéressants à défaut d’être instruits, ils ont amplifié la peur et empêché la recherche de la vérité.

On avait dans un premier temps cherché les coupables. Le complot ne pouvait venir que des juifs et même si les terres de la papauté d’Avignon restaient moins sujettes que les terres du Roi de France, on accusa les juifs… Mais comme ils mourraient autant que nous, les soupçons se portèrent sur un complot ou une malédiction divine. On avait questionné le ciel sur les raisons de cette malédiction. Les regards et les chuchotements se tournaient vers le propriétaire du château, le Marquis de Sade à Mazan qui par ses écrits et son comportement avaient attiré la colère divine. Mais pourquoi alors punir toute la Provence ? D’autres recherchaient dans notre mode de vie. L’importation récente de légumes venant des Amériques était-elle la cause de l’émergence de ce fléau, une conséquence de la mondialisation des échanges… ? Les vers à soie importé d’Orient en sont-ils la cause… ? Et pourtant, ce fléau aurait du toucher en premiers les ports du commerce triangulaire ? Nantes et la Rochelle n’étaient pas concernées par cette épidémie. A défaut de trouver une solution, le Parlement d’Aix-en-Provence constitua une commission royale afin de guider le gouverneur de la Province sur les mesures à prendre.

Ce qui m’inquiète et semble inquiéter personne, ce sont les incidences économiques liées à la fermeture du port de Marseille. De même, je m’interroge sur la capacité et la volonté de nos maîtres de tirer les leçons de cette crise

Déjà à Marseille, l’archevêque de la ville ayant constaté les ravages de la peste, avait interdit les messes et les cérémonies religieuses. Les médecins et apothicaires portaient des masques de carnaval avec de longs nez mais eux aussi étaient victimes. 25 sur 30 chirurgiens de la ville et 20 % des religieux qui géraient les hôpitaux, périrent.

La peste étant passée une inquiétude subsistait et si elle allait revenir ? (Elle se termina fin 1722)

Les docteurs et les historiens se remémoraient toutes les précédentes crises et recherchaient un cycle. Depuis l’Antiquité et l’observation du rythme des saisons, il semblait que tout devait se répéter dans un cycle pluriannuel… Après la prise de Samarcande par le Mongol Gengis Khan en 1220, après la peste noire qui se déclara en 1320 en Chine détruisant en 10 ans 6 % de la population et arrivant sous le nom de la peste noire faisant 7 millions de morts sur les 17 millions d’habitants la France, après la peste du Maghreb de 1620 qui s’étendit en France dans le pays toulousain, la peste de Marseille en 1720 confirmerait elle la malédiction des années 20 ? Les astrologues après avoir examiné le parcours des astres avaient conclu que la prochaine interviendrait lors d’une grande guerre (grippe espagnole) et un siècle après elle viendrait de l’empire chinois (crise actuelle). Mais les faits démontraient que si les crises alternaient avec les périodes de prospérité, elles étaient différentes tant par leurs manifestations que par leurs causes.

Ce qui m’inquiète et semble inquiéter personne, ce sont les incidences économiques liées à la fermeture du port de Marseille. De même, je m’interroge sur la capacité et la volonté de nos maîtres de tirer les leçons de cette crise. Ce n’est pas sans quelque humeur que mon esprit s’échauffe en renvoyant à nos souverains, hommes d’État et surtout aux docteurs, l’enseignement par l’expérience de l’Histoire. Ce que l’expérience et l’Histoire enseignent, c’est que jamais les peuples ni les gouvernements n’ont rien appris de l’Histoire, ni n’ont agi d’après des leçons qu’on aurait pu en tirer. Chaque époque, chaque peuple a des circonstances si particulières, réalise une situation si individuelle, que c’est uniquement en elles et à partir d’elles qu’il faut prendre ses décisions.

Bientôt avec l’arrivée du siècle des lumières, le travail de nos encyclopédistes comme la meilleure connaissance de notre monde, du corps humain et de la santé, nous épargnera ce fléau. Toi qui habite Paris près du Roi de France réponds moi vite car j’ai appris qu’il s’y passait des choses extraordinaires.