Tribune

Il est pourtant indispensable, pour leur survie elle-même, que les chirurgiens sachent faire profondément évoluer la conception de leur métier et leur rôle au sein de l’offre de soins

Christian Espagno

Ancien Directeur Général de l’ANAP

La lente ascension sociale du chirurgien depuis le barbier du XIIe siècle jusqu’au XXe siècle

Les chirurgiens n’ont pas toujours bénéficié de l’aura qu’on leur connaît aujourd’hui. Pendant plusieurs siècles, ils ont vécu avec le statut dévalorisé d’un métier considéré comme seulement « mécanique », et dévolu comme tel à des barbiers-chirurgiens sans formation universitaire et soumis aux prescriptions médicales. Ces praticiens chargés de basses et peu reluisantes besognes étaient généralement tenus en piètre estime, voire méprisés et se vivaient eux-mêmes de façon assez péjorative. Ainsi Ambroise Paré, qui soigna successivement quatre rois de France, affirmait modestement : « Je le pansai. Dieu le guérit. ». Mais parce qu’ils interviennent de façon radicale et intrusive sur le corps humain, les chirurgiens se sont toujours considérés comme des êtres « à part » ayant directement les mains dans la chair vivante, source de l’énergie vitale, ce qui donne, en quelque sorte une espèce de droit de vie et de mort sur son patient. Cela fait d’eux des transgresseurs de tabous à la fois souillés par l’intimité de l’être vivant mais aussi tout puissant. Ainsi la plupart des gens, et bien sûr particulièrement les patients, sont fascinés par les ambivalences de ceux à qui ils confient leur vie et vont donc spontanément avoir tendance à les déifier.

Mais il faut bien avouer que cette sensation de toute-puissance n’est pas nécessairement en relation directe avec la compétence ou avec l’état de l’art chirurgical. C’est même parfois l’inverse. Plus un chirurgien présentera des défaillances dans son art plus il aura tendance à se présenter comme un sauveur faisant des miracles.

Ambroise Paré, qui soigna successivement quatre rois de France, affirmait modestement : « Je le pansai. Dieu le guérit. »

Ainsi, la dimension thaumaturgique de la chirurgie devait contraster pendant plusieurs siècles avec ce statut assez dévalorisé, bien en dessous socialement dumédecin-lettré. Ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle – grâce à l’arrivée puis aux progrès de l’anesthésie et de l’hygiène opératoire – que le métier prend un élan technique et professionnel sans précédent. La Première Guerre mondiale au début du XXe siècle contribue fortement à cet essor avec les prouesses de pionniers tels que Clovis Vincent, Jean-Louis Faure, Victor Pauchet, Jules Dejerine, Louis Ombrédanne… C’est l’époque des « Gueules cassées » et des premières transfusions sanguines.

« Un grand patron »

Il est certain que la chirurgie et les chirurgiens ont connus leur heure de gloire vers le milieu du XXe siècle. à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les grands patrons de chirurgie générale à Paris et dans chaque importante capitale régionale organisent la création des différentes spécialités chirurgicales (chirurgie digestive, orthopédie, chirurgie cardiaque et vasculaire, neurochirurgie…) et répartissent leurs élèves préférés dans chacune de ces spécialités. Ainsi sont nés les différents services de chirurgie à l’hôpital et parfois même la répartition des différents actes chirurgicaux au sein de ces spécialités.

Pendant cette période, la chirurgie jouit d’un prestige inégalé auprès de la population. Le chirurgien règne en maître sur l’offre de soins hospitalière, fait et défait les carrières comme bon lui semble et… gagne très bien sa vie. D’ailleurs la spécialité de chirurgie est de loin choisie en premier par les étudiants en médecine et ne peut être obtenue qu’après avoir réussi un concours de l’internat particulièrement sélectif mais où le contexte familial a pu parfois jouer un rôle non négligeable. Cette apogée est parfaitement illustrée dans le beau film « Un grand patron » joué magistralement par Pierre Fresnay. Toutefois, après la Seconde Guerre mondiale, le chirurgien mis en scène dans le film se montre essentiellement occupé par la conquête toute prosaïque de la gloire et du pouvoir : accomplir des « miracles » et obtenir un fauteuil à l’Académie. L’aura quasi sacrée est doublée d’une ambition sociale effrénée par une caste professionnelle qui se croit définitivement toute puissante. On ne peut résister à citer la célèbre plaisanterie : « Connaissez-vous la différence entre Dieu et un chirurgien ? C’est que Dieu ne se prend pas pour un chirurgien ».

Heurs et malheurs de la chirurgie

À partir des années 80, les fantastiques progrès de l’informatique, de l’imagerie, des techniques anesthésiques viennent progressivement bouleverser l’exercice chirurgical. Jusque-là les blocs opératoires se ressemblaient tous plus ou moins, qu’ils soient dans un grand CHU ou dans un petit hôpital de province : il y avait une table d’intervention, un scialytique, des boîtes d’instruments assez peu différents d’une spécialité à l’autre, un respirateur et un matériel anesthésique assez sommaire. Le tout était utilisé par un personnel réduit : chirurgien, anesthésiste, panseuse et parfois instrumentiste. Le chirurgien régnait en maître tout puissant sur cette petite équipe.Aujourd’hui, les blocs opératoires les plus modernes constituent un autre monde. Les murs sont tapissés d’écrans, l’imagerie embarquée en 3D et l’informatique ont tout envahi. Les microscopes, les robots sont omniprésents de même que les systèmes de guidage virtuels. Dans cette salle futuriste on retrouve bien sûr toujours le chirurgien, l’anesthésiste et les infirmières mais également les ingénieurs médicaux, les techniciens informatiques, les manipulateurs de radiologie, parfois les radiologues eux-mêmes. Les physiologistes, les différents spécialistes médicaux sont aussi souvent présents. Les compétences techniques de tous sont complémentaires et indispensables à la bonne réalisation de la procédure chirurgicale. Aujourd’hui le pouvoir du chirurgien dans un bloc opératoire est totalement remis en question par la multitude des compétences qui s’y côtoient, toutes aussi indispensables à la réalisation de cet acte complexe.

Par ailleurs, tous ces progrès techniques font que des actes interventionnels beaucoup moins invasifs et moins dangereux se substituent de plus en plus souvent à l’acte sanglant chirurgical classique. Or, la plupart de ces actes interventionnels sont réalisés par des non chirurgiens : radiologues, cardiologues, gastro-entérologues… Les frontières de la chirurgie sont de plus en plus floues. De même, les actes restant de la prérogative des seuls « chirurgiens » au sens classique du terme se raréfient aussi vite que la fonte des glaces avec le réchauffement climatique. En outre, pour aggraver la situation, ces blocs opératoires ultra équipés et ces équipes pluri professionnelles nombreuses et aux compétences pointues sont évidemment très onéreux et ne peuvent être réservés qu’à un nombre restreint de structures hospitalières. Les « vrais » chirurgiens qui n’ont pas la chance de pouvoir exercer dans ce type de structure sont parfaitement conscients de cette situation particulièrement dévalorisante et frustrante.

Enfin les évolutions sociétales qui incitent les patients insatisfaits à réclamer judiciairement réparation d’un préjudice qu’ils estiment, à tort ou à raison, avoir subi contribuent à faire descendre le chirurgien de son piédestal, l’obligeant à se justifier devant des juges, des experts et in fine des victimes réelles ou ressenties.

La « crise » actuelle de la chirurgie couve donc depuis longtemps. Mais sont-ils des « vrais chirurgiens », ces praticiens qui déclarent vouloir travailler en équipe pluridisciplinaire ? Et d’ailleurs reste-t-il encore de « vrais chirurgiens » ? La crise de la chirurgie est à l’évidence d’abord identitaire. Dans les hôpitaux publics, le pouvoir des grands patrons n’est plus du tout ce qu’il a été au siècle dernier. L’avant-dernière loi de réforme hospitalière, dite loi HPST, n’a fait qu’accentuer ce phénomène. On peut comprendre qu’il est difficile, après avoir été le maître tout puissant du bloc opératoire, de devoir aussi l’amélioration de ses performances à d’autres qu’à soi-même, à des personnages jusqu’alors considérés comme des collaborateurs voir des subalternes et simples exécutants.

Malgré toutes ces évolutions, le mystère entourant le geste chirurgical reste tenace. Par exemple, concernant le robot Da Vinci, son fabricant, Intuitive Surgical, ne s’y est point trompé et a pris soin de lui donner le nom d’un génie de la Renaissance : il estime que le dispositif emmènera la chirurgie « au-delà des limites de la main humaine » quitte à ce que la perfection surhumaine attribuée à la machine éveille parfois chez les chirurgiens des sentiments ambivalents.

Il est pourtant indispensable, pour leur survie elle-même, que les chirurgiens sachent faire profondément évoluer la conception de leur métier et leur rôle au sein de l’offre de soins.

Le nécessaire Aggiornamento des chirurgiens

D’une génération à l’autre, de nouveaux modèles se construisent peu à peu. Les métiers évoluent à l’aune des transformations sociétales et technologiques. Le métier de chirurgien est loin d’échapper à la règle.
Il faudra sans doute (heureusement ?) encore plusieurs décennies pour que les robots et l’intelligence artificielle remplacent complètement la main de l’homme pour les procédures chirurgicales les plus complexes. Ce que l’on appelle actuellement robots ne sont que des télémanipulateurs plus ou moins sophistiqués sans aucune véritable autonomie. Il n’en demeure pas moins que de nombreuses voix se sont à juste titre élevées ces dernières années (dans le sillage de Guy Vallancien) pour que les chirurgiens soient eux-mêmes les moteurs d’une transformation en profondeur de leur métier privilégiant de plus en plus la réflexion en amont du geste technique qui permet de poser l’indication et de déterminer la stratégie thérapeutique.

Le temps des prouesses chirurgicales reposant sur la dextérité et l’audace d’un seul homme est terminé au profit d’une réflexion d’équipe concernant le bien fondé de ce geste et les modalités de sa réalisation technique. Certains le regretteront mais finalement l’humain n’y gagne-t-il pas ?